Chapitre XXIV

Mikhail secoua la tête, s’efforçant de dissiper la confusion et le vertige qui menaçaient de l’anéantir. Un regard jeté sur Marguerida lui apprit qu’elle était aussi désorientée que lui. Qu’avaient-ils fait ? Étaient-ils fous ? Puis il réalisa que la pression, l’affreuse contrainte s’exerçant sur son esprit, avait disparu. Il était si fatigué après trois heures de cavalcade effrénée qu’il eut à peine la force d’apprécier ce soulagement.

Il regarda autour de lui, d’abord la pièce où ils se trouvaient, puis la femme qui avait ouvert la porte. Les cheveux roux, et les yeux dorés comme Marguerida, elle était en longue robe grise, avec un châle jeté à la diable sur ses épaules, comme si elle avait attrapé la première chose qui lui fût tombée sous la main. Il estima qu’elle devait avoir entre trente et quarante ans. Elle avait un air d’autorité, mais avec quelque chose de vaincu. Qui était-elle ? Mikhail scruta les yeux anxieux, les mains nerveuses, les épaules voûtées et tendues.

Les murs de pierre étaient nus, sans la moindre tapisserie. Même dans la pénombre, Mikhail vit que le mortier était noir par places, et il y avait une vague odeur de fumée. Il devait y avoir eu un incendie, mais pas récemment.

Il y avait une autre odeur également, mais pas l’odeur familière d’ozone des écrans de matrices. Il mit un moment à reconnaître la puanteur des chairs brûlées, et il déglutit avec effort. Il lui semblait que les pierres elles-mêmes étaient imprégnées de cette pestilence.

Près de lui, Marguerida tremblait. Mikhail comprit que ce n’était pas à cause des pierres calcinées, mais il ne savait pas ce qui la troublait. Elle avait fermé son esprit, comme cherchant à se rendre invisible. Elle avait peur, mais de quoi ?

Seul le cormoran restait imperturbable. Perché sur une étroite corniche, il observait la scène de ses yeux rouges. Il commenta d’un croassement rauque, déploya ses ailes, les replia, et se mit à se lisser les plumes.

Mikhail prit quelques courtes inspirations, respirant son odeur de sueur et de cheval, mêlée à celle de l’adrénaline, et se demanda ce qu’il fallait faire. Dame Linnea lui avait dit un jour que, dans le doute, il fallait toujours se montrer courtois. Bon conseil. Mikhail se sentit poussé à agir, mais, tout en en ayant la volonté, il était comme paralysé par la gêne.

Finalement, sa langue se délia.

— Je te salue, Domna, dit-il en s’inclinant. Je suis…

Sa voix défaillit.

Qui était-il maintenant, en ce temps et en ce lieu ? S’il était effectivement dans la Tour de Hali, lui et Marguerida étaient remontés très loin dans le passé, et Mikhail Hastur n’était pas encore né. La complexité de la situation l’accabla.

Marguerida s’était blottie contre lui, resserrant sa cape autour d’elle car il faisait très froid.

— Heureux de te rencontrer, Domna. Merci d’avoir ouvert la porte.

— Je n’avais pas le choix, non ?

Ces paroles furent prononcées à contrecœur, d’une voix stridente. Elle était si tendue que les yeux lui sortaient de la tête.

— Bienvenue à la Tour de Hali. Je suis Amalie El Haliene, et je suis la Gardienne. Sous-Gardienne pour être exacte, mais comme je suis la seule leronis présente, je trouve légitime de me donner ce titre que je mérite depuis si longtemps.

Elle montra le plafond d’une main à six doigts avec un rire amer.

Au premier abord, ces paroles n’avaient pas grand sens, pourtant, à l’expression d’Amalie, ils auraient dû savoir ce qu’elle voulait dire. Mais Mikhail ne parvenait pas à se concentrer vraiment. Quelque chose le gênait dans cette Tour, et il voulait définir ce que c’était avant de parler davantage. Puis, d’une façon mystérieuse, il sut qu’il n’y avait personne dans la Tour à part eux.

C’était une sensation étrange, car il ne s’était jamais trouvé dans une Tour qui ne résonnât pas de mille pensées humaines. Ce n’était pas le silence de l’édifice, mais le silence mental qui lui donnait la chair de poule.

— Je suis Margarethe, et lui, c’est Mikhalangelo. Mik, rappelle-toi, c’étaient les noms qu’on nous donnait dans le rêve.

Il fut si soulagé d’entendre sa voix mentale qu’il faillit ne pas faire attention au sens des paroles. Elle avait été comme absente pendant plusieurs minutes, mais elle avait apparemment surmonté ses craintes. Si seulement il parvenait à en faire autant ! Où sommes-nous ? Je ne me rappelais pas. Et quels sont nos noms de famille ? Bon sang ! Si nous prétendons être…

Je sais ! C’est plutôt compliqué… mais je ne sais pas vraiment ce que j’attendais. Les Hastur et les Alton sont sans doute des familles très connues, alors il vaut mieux ne pas en parler. Elle a peur de nous, et elle est en colère aussi. Et où sont tous les autres ?

Peut-être qu’elle va nous le dire si nous parvenons à calmer sa peur. Ce que je voudrais bien savoir, c’est quand nous sommes !

Moi aussi, Mik.

— Pourquoi n’avais-tu d’autre choix que de nous ouvrir la porte, Domna El Haliene ?

Mikhail soupçonna que la force qui les avait poussés à venir l’avait également contrainte à agir.

— C’est une question intéressante. Mais ne restons pas là. Il y a du feu dans mon salon. Venez. Gardez vos capes, quand même. La Tour est… et laissez cet oiseau ici. Il me rappelle la mer de mon enfance, ce qui n’est pas gai.

Les yeux braqués sur Mikhail, elle ignorait Marguerida aussi totalement qu’elle le pouvait.

— Comme tu voudras, Dame Amalie. Mais je ne peux pas parler pour l’oiseau ; il fait ce qu’il veut.

Amalie soupira – son d’une humanité réconfortante – et la raideur de sa posture s’adoucit un peu.

— Très bien. Tout le monde fait ce qu’il veut, alors pourquoi pas l’oiseau ? Qui est-il ? Et que fait avec lui cet oiseau de mauvais augure ? Mikhalangelo ? Ce n’est sûrement pas… car il est mort depuis une vingtaine d’années dans les cachots de Storn. Elle l’a fait tuer, comme tous ceux qui s’opposaient à elle. La femme se retourna tandis que ces pensées lui traversaient l’esprit, comme trop découragée pour fermer son esprit. Elle les précéda jusqu’à l’escalier, ses pantoufles effleurant doucement les dalles.

Mikhail regarda Marguerida, sut qu’elle avait entendu comme lui les pensées de la leronis, puis il haussa les épaules et la suivit. Un souffle glacé émanait des pierres glaciales de l’escalier, qui sentait aussi l’humidité et le moisi. Et quelque chose d’autre. La souffrance, pensa-t-il. Les pierres empestaient la souffrance. Ses entrailles se nouèrent d’appréhension, et il se mordit les lèvres en continuant à monter.

Mik !

Quoi ?

Je crois que nous ne sommes pas au bon endroit – mais au bon moment, quoi que cela signifie par ailleurs.

Tu as une autre vision ?

Pas exactement. Ce n’est pas net comme une vraie vision. Mais je crois que ce qui nous a attirés ici n’avait aucune autre entrée possible. Hali n’est qu’un passage, pas notre véritable destination. C’est le mieux que je puisse dire. Il ne sert pas à grand-chose, ce Don des Aldaran. Et il y a ici quelque chose de gênant.

J’ai la même impression. Je sais qu’elle attendait quelqu’un, mais je ne suis pas sûr que c’était nous. Et elle ne t’aime pas du tout.

Je sais, et c’est réciproque. Je crois que je lui rappelle quelqu’un qu’elle hait, mais je suis si énervée et fatiguée que je n’en suis pas certaine. Pour le moment, je suis capable de sursauter devant toutes les ombres.

Sursaute tout ton soûl, ma chérie – pour le moment, nous n’avons que notre instinct pour nous diriger.

Ils étaient arrivés au palier, et Amalie les fit entrer dans une pièce latérale, petite, meublée de canapés confortables et de quelques chaises à haut dossier. Un feu brûlait dans la cheminée, et, aux murs se faisant face, pendaient deux tapisseries représentant l’une Hastur, l’autre Cassilda qui se regardaient à travers le salon. Elles ne ressemblaient à aucune des représentations de ces personnages historiques que Mikhail avait lues jusque-là. Elles étaient moins humaines, plus mythiques, en un sens qu’il ne parvenait pas à préciser. Et plus neuves, car il voyait sur le mur les contours estompés de tapisseries plus grandes qu’on avait enlevées. Il y avait des traces noires sur les murs, signes incontestables d’incendie, plus noires que celles du rez-de-chaussée, et une odeur se brûlé plus forte.

Un parfum de vin chaud aux épices s’élevait d’une marmite pendue au-dessus du feu, mais qui ne dissimulait pas les autres odeurs. La pièce était froide, comme si le feu ne parvenait même pas à réchauffer un endroit si exigu, et il se félicita d’avoir gardé sa cape. Son estomac grogna, et Mikhail réalisa qu’il avait faim, qu’il avait manqué le banquet, et qu’il n’avait pris ce soir-là que quelques verres de vin et quelques friands, digérés depuis des heures. Et maintenant, depuis des siècles.

— Je ne peux pas vous offrir grand-chose en fait d’hospitalité, commença Amalie El Haliene. Je suis toute seule ici.

Le ton était amer, mais avec une nuance de peur. Elle prit une chope sur une petite table près de la cheminée, y versa une louchée de vin, et la tendit à Mikhail. Elle se prépara à s’asseoir, puis, se secoua un peu. À contrecœur, elle se força à remplir une autre chope qu’elle posa sur une table près de la chaise de Marguerida, puis elle recula anxieusement.

— Où sont les autres – tes moniteurs et tes techniciens ?

— Partis. Tous partis, dit-elle, le visage inexpressif. Qui sont-ils ? Que veulent-ils de moi ? Ce ne sont pas ceux que j’ai appelés – si toutefois je les ai appelés. Je devais être folle… Si seulement je n’étais pas toute seule ici et que les autres… je ne dois pas penser à ça !

Comme elle se taisait, Mikhail demanda :

— Partis où ?

Amalie le regarda comme si elle ne comprenait pas sa question. Elle garda le silence, et Mikhail perçut la confusion de son esprit, qui semblait batailler avec un problème trop vaste pour lui. Finalement, elle explosa.

— Il faut les arrêter ! On ne peut pas leur permettre de détruire…

— Arrêter qui ?

— La Tour de Hali ne doit pas être détruite !

Sa voix était dure et hystérique, mais le visage demeurait impassible, comme si elle s’était cent fois répété ces mots dans sa tête, et qu’elle les exprimât sans en attendre aucun soulagement.

— Pourquoi la Tour serait-elle détruite ? demanda Mikhail, sentant ses cheveux se dresser sur sa nuque.

La destruction de la Tour de Hali faisait partie de l’histoire, mais il ne lui était pas venu à l’idée qu’il pourrait être témoin de cet événement.

Amalie le regarda, bouche bée.

— Les seigneurs de la guerre – ne sais-tu pas ce que tu fais ici ? Tu n’es pas là pour m’aider ?

Elle faisait une fixation sur elle-même et la Tour, incapable de comprendre que Mikhail et Marguerida étaient là dans un autre but.

— Quels seigneurs de la guerre ? Et pourquoi voudraient-ils détruire la Tour ?

Mikhail savait que ce n’était pas cette femme qui les avait attirés dans le passé, mais il se demanda s’ils étaient là pour l’aider. Et si la Tour de Hali était sauvée ? Il réprima un frisson à l’idée de l’impact de cette possibilité sur le monde qu’il connaissait.

— Je vois que tu ne sais rien ! Tu ne m’es d’aucune utilité ! dit Amalie, ses yeux flamboyant dans son visage crispé.

— Pourquoi ne pas nous dire ce que tu veux ? Pardonne notre ignorance, Domna, et commence par le commencement, dit doucement Marguerida, sa voix irradiant le calme.

Mikhail se détendit en l’entendant, baigné d’une sérénité dont il aurait voulu qu’elle durât toujours.

Pourtant, les efforts de Marguerida n’eurent pas l’effet désiré sur Amalie El Haliene. Ses yeux dorés s’étrécirent sous la haine, ses mains se crispèrent, son corps se raidit de fureur inexprimée, émotion si puissante que Mikhail en fut déconcerté. C’était une réaction irrationnelle aux paroles de Marguerida.

— Qui êtes-vous ? dit-elle d’un ton pincé et effrayé.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, Domna, dit Mikhail, ne sachant quoi répondre.

— Tu n’es pas celui que j’attendais. Pas du tout.

— Et qui attendais-tu ?

— Un guerrier. Il n’y a rien en toi d’un…

Mikhail secoua la tête.

— Je me sers assez bien d’une épée, mais il n’y a pas de guerriers au sens où tu emploies ce mot dans mon… mon époque.

Il trouvait étrange de parler ainsi, étant donné le passé sanglant de Ténébreuse, mais c’était vrai. Ils conservaient la pratique de l’épée, par coutume plutôt que par besoin, pour respecter les termes du Pacte. Feu Gabriel-Dyan Ardais, mort sans laisser de regrets, avait sans doute été le dernier des vrais guerriers ténébrans. Tous les autres l’avaient précédé dans la tombe avant la naissance de Mikhail.

— Je vois. Et de quelle époque efféminée et déshonorante viens-tu donc ?

— Je viens d’une époque de paix, non de guerre, Domna El Haliene.

— Une époque de paix ? Il n’y en a jamais eu dans toute l’histoire de Ténébreuse. Le passé n’est qu’un champ de bataille.

Le passé ? Mik, elle croit que nous venons de son passé, non de son avenir.

Oui, je le vois bien. Mais je ne suis pas certain que la détromper servira à grand-chose. Elle semble avoir décidé que nous sommes là pour l’aider à sauver la Tour de Hali de la destruction – et non pour ce que cette maudite voix voulait de nous. Je ne sais pas pourquoi nous sommes là, mais je suis certain que ce n’est pas pour ça.

Je suis d’accord. De plus, elle s’y entend pour temporiser. Elle sait quelque chose qu’elle veut nous empêcher de découvrir.

— Je suis désolé de te décevoir, Domna El Haliene. Mais je n’ai pas plus choisi d’arriver à ta porte que tu n’as choisi de l’ouvrir.

— Oui. Peut-être que je me suis trompée. Non, ce n’est pas possible. Je ne me trompe jamais. Il doit exister un moyen de prévenir ce désastre, d’empêcher Dom Padriac et Dom Kieran de tout détruire. Il ne faut pas leur permettre de contrôler Hali, de m’utiliser… comme ils en ont l’intention !

— Et quel est leur plan ?

— Chacun veut que je dirige le pouvoir de la Tour de Hali contre l’autre. Es-tu stupide ?

Elle semblait être aux limites de sa résistance.

— Je ne suis pas stupide. Je ne comprends pas ce que tu veux dire, c’est tout. Qui sont Dom Padriac et Dom Kieran ? dit Mikhail, réprimant sa contrariété, et ordonnant à son estomac de se taire.

Amalie soupira.

— Dom Padriac est mon cousin, Padriac El Haliene, et il croit que je lui livrerai la Tour parce que… parce que nous sommes parents. Il a déjà…

Ses yeux se dilatèrent, et elle déglutit avec effort.

— Dom Kieran est le Champion du Roi, Kieran Castamir.

Elle se tut et le regarda, comme attendant une réaction à l’énoncé de ces noms.

Elle allait te dire quelque chose d’important, puis elle a changé d’avis, Mik. Je me demande ce que ce Padriac a déjà fait. Et il y a plus – quelque chose que je sens et qui me glace.

Quoi ? ô Dieu ! Ashara ! Elle était ici, il y a peu. Je sens sa présence dans cette pièce. Pourquoi ne lai-je pas réalisé plus tôt ? Sors-moi de là !

Marguerida, arrête ! Ressaisis-toi immédiatement ! Il nous faut d’autres informations, et si tu sombres dans l’hystérie, nous ne découvrirons jamais ce que nous avons besoin de savoir.

Oui, Mik. Je vais essayer. Mais c’est tellement…

Mikhail sentit qu’elle s’efforçait de ralentir sa respiration, et il la regarda boire son vin chaud. Quand il jugea qu’elle s’était ressaisie, il demanda à Amalie :

— Qu’est devenu le Gardien de Hali ?

— Lui ? ricana Amalie. Dès qu’il a réalisé que Varzil ne pouvait pas le protéger, il a filé comme s’il avait des diables à ses trousses. Maudit soit-il ! Ce lâche Ridenow, qui a pris la place qui aurait dû être la mienne ! Et maudit soit Varzil qui l’a fait Gardien et puis qui est mort. Il n’est pas encore mort, mais c’est tout comme ! Maudits soient tous les hommes ! Ils sont faibles, alors qu’ils devraient être forts, et stupides, alors qu’ils se croient malins. Ce Pacte ne durera pas sans Varzil. Si Hali tombe…

Amalie sembla réaliser que ses pensées étaient audibles, et deux taches rouges empourprèrent ses joues. Elle les foudroya de ses yeux d’or, et Marguerida la foudroya en retour.

— Domna, tout cela est très intéressant mais ne nous fournit pas de réponse, dit Marguerida d’une voix tendue, et Mikhail sut que la présence, réelle ou supposée, d’Ashara en était cause.

— Tu ne comprends toujours pas ? dit-elle, s’adressant à Mikhail comme si Marguerida n’existait pas.

— Non, Domna, nous ne comprenons pas. Tu ne nous as rien dit qui soit de quelque utilité. Aurais-tu l’esprit dérangé ?

Elle l’avait trouvé stupide, et il lui rendait la monnaie de sa pièce.

— Certainement pas !

Elle avait parlé avec force, sa véhémence pourtant sous-tendue de crainte, d’une légère appréhension qu’elle écarta vivement de son esprit. Mikhail réalisa soudain qu’elle était terrifiée à l’idée de perdre la raison, et qu’elle n’en était pas loin, d’ailleurs.

Amalie s’éclaircit la gorge, gratifia Marguerida d’un regard méprisant, et commença à parler.

— Très bien. Je vais essayer d’être claire. Il y a soixante-dix ans, Varzil Ridenow a forcé les royaumes à conclure un accord, et, par sa puissance, il a détruit les grands écrans de matrices. Je suis trop jeune pour me rappeler ce que c’était alors, mais mon père m’en a parlé. Il était jeune homme à l’époque, et mécanicien à Arilinn. Ce devait être merveilleux.

Son visage s’éclaira à ce souvenir.

— Le feuglu et la poudre ronge-squelette, c’était merveilleux ? demanda sèchement Marguerida. Eh bien, moi, je ne trouve pas !

— Que veux-tu dire ? Tiens-toi tranquille un instant, Marguerida. Je sais que tu as envie de la secouer jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais sois patiente.

Oui, très cher ; mais ce ne sera pas facile. Je donnerai beaucoup pour pouvoir exploser !

— Elle empeste le laran du surmonde. Quel genre de créature est-elle ?

— Marguerida est tout à fait humaine, Amalie. Qu’est-ce qui te fait penser le contraire ?

— Humaine ? dit Amalie, fixant le feu en frissonnant. J’en doute fort ! Elle me rappelle… peu importe.

— Bon. Maintenant, tu as dit que Varzil avait forcé les royaumes à cesser de se battre et qu’il a détruit les écrans de matrices. Cela me paraît bon.

— Les Tours ne peuvent pas exister sans matrices. On en a trouvé de nouvelles, plus petites que les anciennes, mais non sans pouvoir. Mais cela n’a pas donné grand-chose, car pendant que les hommes parlent de paix à qui mieux mieux, ils préparent la guerre. C’est vrai, ils ne se lancent plus de feuglu, mais ils recommenceront, car tout le feuglu n’a pas été détruit, ni tous les grands mystères. Il y a encore des caches secrètes que même Varzil n’a pas pu découvrir.

— Je vois.

Mikhail avait toujours pensé qu’une fois le Pacte conclu, la paix s’était installée automatiquement. Mais tant d’archives s’étaient perdues au cours des siècles ! Il n’était même pas certain de la date de destruction de la Tour de Hali. Tout ce qu’il espérait, c’est que ce n’était pas maintenant, pendant qu’ils s’y trouvaient.

— Ce n’est pas le seul problème. Peu importent les minuscules royaumes qui rivalisent pour le pouvoir. Varzil a permis aux femmes, telles que moi, d’accéder à la fonction de Gardienne, car il a découvert que nous sommes plus capables que les hommes. Mais il a fait de mauvais choix.

Laconique jusqu’alors, sa langue s’était déliée, et on aurait dit qu’elle n’osait plus s’arrêter.

— Ah ?

— Sa favorite était une créature nommée Ashara Alton. Elle était Sous-Gardienne à Neskaya, puis Gardienne après son départ, et elle est venue à Hali un certain temps. Quand Varzil a eu restauré le lac, il a choisi de se retirer, et elle est devenue Gardienne de Hali. Elle était très puissante, même sans le secours des grands écrans. À mon arrivée ici, elle était Gardienne depuis trente ans, et j’ai été formée sous son autorité. Mais elle est corrompue. Il y a en elle quelque chose de foncièrement mauvais.

— Vraiment ? couina Marguerida malgré elle. Tu veux dire qu’elle est encore vivante ? Je le savais ! Ce n’était pas mon imagination ! Elle est vivante dans cette époque, et elle va me retrouver et me tuer !

Mikhail sentit sa terreur, et sut qu’Amalie la percevait aussi. Amalie la regarda, soupçonneuse.

— Tiens ta langue, sale sorcière ! Tu es de mèche avec elle ? J’aurais dû m’en douter ! Dès que j’ai entendu le son de ta voix, j’aurais dû le savoir !

— Ashara Alton était mon ennemie, dit Marguerida.

— Était ? dit Amalie, perplexe. C’est toi qui le dis, mais je ne te crois pas ! Tu lui ressembles trop, avec la même froideur glaciale de tes manières. Tu es sa créature. Ô mon Dieu, Mik ! Et si elle avait raison ?

Elle se trompe, Istvana l’aurait su, si tu étais une autre que celle que tu es.

— Tu sembles craindre Ashara Alton plus que Dom Padriac et Dom Kieran.

— Nous l’avons chassée de Hali – tous ensemble, plus la moitié des laranzu du monde. Il n’en a pas fallu moins, car c’est un suppôt de Zandru. Mon frère est mort ici, son sang éclaboussé sur ces pierres, et bien d’autres avec lui. Mais elle a survécu, et elle a conservé ses pouvoirs. Maintenant, elle est à Thendara, comme une araignée dans sa toile, tissant ses intrigues, et attendant le moment propice pour revenir à Hali. Oh, elle prétend qu’elle ne fait rien, que donner des conseils sur la construction du nouveau château et sur les affaires de l’État, mais elle tient les Hastur sous sa coupe, et que Hali tombe aux mains de mon cousin ou du Champion du Roi, cela ne fera aucune différence. Elle réclamera sa place ici.

Les pupilles d’Amalie s’étaient rétractées, presque invisibles maintenant à la lueur tremblotante des flammes. Elle frissonnait à l’évocation de ces événements, et il était clair qu’elle avait passé beaucoup de temps à les revivre. Mikhail aperçut des cadavres boursouflés par la putréfaction, puant la décomposition, mais sans savoir s’ils appartenaient au passé ou à l’avenir. Sans aucun doute, la pauvre Amalie terrifiée avait des raisons de craindre la folie.

— Mais si elle veut la Tour, pourquoi crains-tu qu’elle soit détruite ?

— Parce que si elle ne peut pas la gouverner, elle ne permettra à nulle autre de l’avoir ! Et Varzil ne durera plus très longtemps. Il se cramponne à la vie par un fil depuis des semaines, comme s’il attendait quelque chose, mais il mourra bientôt, et je serai vraiment perdue. Elle me torturera, comme elle en a torturé d’autres.

La Gardienne frissonna de la tête aux pieds, et des larmes coulèrent sur ses joues émaciées.

Il sentit Marguerida remuer près de lui, sentit que sa terreur se dissipait, que sa volonté s’affermissait. Elle fléchit les doigts de sa main gauche, comme un chat qui prépare ses griffes. Il se leva. Il était piégé entre deux femmes – mais si bouleversé qu’il ne déchiffrait clairement ni l’une ni l’autre. Amalie dissimulait quelque chose, sans aucun doute, et Marguerida était sur le point de commettre un acte désespéré.

— Il faut que je voie Varzil.

Dès qu’il eut prononcé ces mots, il se sentit soulagé, et sut que c’était pour ça qu’ils étaient venus, lui et Marguerida. Il sentit une vibration dans son sternum, une chaleur apaisante qui se répandit dans tout son corps.

— Non ! s’écria Amalie, regardant non pas Mikhail, mais Marguerida. Cela ne doit pas être !

— Si je ne me trompe, commença Mikhail d’un ton posé, c’est Varzil qui nous a appelés à Hali à travers les siècles. Par conséquent, je crois qu’il désire nous voir.

— C’est un piège ! C’est elle qui vous a fait venir – toi et cette chose !

— Où est Varzil ? Dis-le-moi !

La voix de commandement de Marguerida résonna sur les pierres froides de la Tour. Elle n’était pas dirigée sur Mikhail, mais il frissonna.

L’effet sur Amalie fut encore plus spectaculaire, car elle se recroquevilla sur sa chaise, portant ses mains à sa tête en hurlant :

— Non, non, ne recommence pas à me faire du mal.

— Personne ne va te faire du mal, Domna, dit-il doucement à l’hystérique.

Mik, quel genre de Gardienne était donc Ashara pour inspirer une telle terreur ?

À l’évidence, une très mauvaise Gardienne.

Amalie semble capable de résister à la Voix – comme si une longue pratique lui avait appris à neutraliser son influence, Mik.

Oui, en effet. Mais nous devons trouver Varzil.

Pourquoi ne pas le contacter télépathiquement ? Ce ne devrait pas être difficile, même s’il est mourant. Cette voix qui nous a appelés m’a fait vibrer tous les os et ne semblait pas être la voix d’un agonisant.

Je ne sais pas. Tu auras remarqué que nous n'avons pas entendu la voix depuis notre arrivée, ce qui tendrait à indiquer qu’il s’abrite derrière un bouclier quelconque – peut-être pour se protéger d’Ashara.

Ne prononce pas ce nom ! Il me donne envie de hurler. Comment allons-nous amener Amalie à nous dire…

Je ne vois qu’un moyen, et il ne te plaira pas.

Mik, je n’ai jamais volontairement forcé le rapport avec quelqu’un de ma vie ! C’est ce que je déteste le plus dans le Don des Alton – et que je crains le plus aussi.

Je suppose qu’en pourrait lui griller les pieds dans le feu jusqu’à ce qu’elle parle.

Ce n’est pas drôle ! Va au diable, Mikhail Hastur ! Elle a raison de me craindre, non ? Je suis une créature mauvaise.

Non, ma bien-aimée, absolument pas. Tu n’as rien de commun avec ton ancêtre. Tu n’es pas cruelle ni avide de pouvoir. Mais nous devons trouver Varzil et le temps presse.

Et moi qui pensais être l’élément logique de notre couple ! D’accord, mais je déteste ce que je vais faire.

Marguerida ferma ses yeux d’or et commença à respirer lentement et profondément. Mikhail sentit se modifier l’énergie qui parcourait ses muscles raidis, et bien que la matrice fantôme fût cachée par la mitaine, il sentit aussi les lignes de force parcourant la paume.

Puis elle ouvrit les paupières et regarda Amalie qui sanglotait, le visage dans les mains. Elle sursauta et releva la tête. Deux paires d’yeux dorés se rencontrèrent, et Amalie essaya d’échapper au regard qui transperçait sa conscience.

Où est Varzil ?

Je t’en prie, ne me fais pas de mal. Je ne dois pas te le dire – tu ne dois pas le voir.

Je ne te ferai pas de mal.

Tu es la créature d’Ashara ? ô Déesse, pourquoi suis-je si faible ? Si tu l’obtiens, le monde ne sera plus jamais un !

Si j’obtiens quoi ?

Mikhail écoutait avec attention, prêtant à Marguerida un soutien silencieux comme il l’avait déjà fait, sachant qu’elle en avait désespérément besoin. Il sentait qu’elle s’exécrait de torturer ainsi Amalie pour avoir des informations. Pour quelqu’un qui avait si peu d’entraînement et qui possédait le Don des Alton, elle était incroyablement douce. Elle ne sondait pas l’esprit d’Amalie comme elle aurait pu le faire si elle avait été moins scrupuleuse, et ignorait les souvenirs fragmentaires qui tournoyaient dans l’esprit affolé de la Gardienne. Il y avait des vestiges de son passé, des émotions dont elle avait honte, des expériences embarrassantes, et il ressentit plus qu’un peu de gêne à percevoir tout cela.

Puis il vit quelque chose qui brillait, un énorme objet à facettes qui ne pouvait être qu’une pierre-étoile d’une taille remarquable. Elle brillait dans son esprit, chatoyante, l’attirant un instant dans ses profondeurs. Il éprouva un tiraillement mental, comme si une partie de lui-même était liée à cette énorme pierre. Son cœur se serra puis la sensation disparut.

La femme s’affaissa sur sa chaise, la tête roulant sur le dossier.

— Elle est…

— Elle s’est évanouie de terreur, Mik. Mais elle reviendra à elle. Elle a été torturée ainsi pendant des années. Mais il vaudrait mieux partir avant qu’elle ne reprenne ses sens. Je déteste cet endroit, presque autant qu’elle.

— Elle le déteste ?

— Amalie veut garder la Tour, mais ce sera toujours pour elle un lieu de tourment.

— Je vois. Et je crois que tu as raison. Nous avons fait ce que nous avons pu. Mais où sont passés les gens d’ici ? J’ai senti quelque chose pendant que tu… mais ça a disparu trop vite.

— Ils ont été capturés par un de ces seigneurs de la guerre, les pauvres. Elle en est sincèrement désolée. Viens.

Marguerida se dirigea vers la porte, et il la suivit.

— Pourquoi n’ont-ils pas aussi emmené Amalie ?

— J’ai découvert qu’elle avait quelques tours dans son sac, dit-elle avec dégoût, et il sut qu’elle se détestait pour avoir forcé le rapport. Amalie a appris à se rendre presque invisible télépathiquement – ce qui lui a sans doute sauvé la vie quand Ashara était Gardienne ici. Quelle tragédie.

Il n’y avait rien à ajouter, et Mikhail descendit derrière elle en silence. Il était fatigué, mais une partie de son esprit était très excitée. Il allait rencontrer Varzil le Bon, peut-être le plus grand homme de l’histoire de son monde – s’il ne glissait pas dans l’escalier et ne se cassait pas le cou ! Il se força à mettre posément un pied devant l’autre jusqu’à l’entrée.

La matrice fantôme
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